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  L’air glacé de l’hiver siffle à travers les fentes du plancher du camion et transperce la peau de Lusana. Il est couché à plat ventre, les jambes liées et les bras étroitement attachés le long du corps. L’armature de métal du plancher lui cogne la tête à chaque secousse du véhicule sur la mauvaise route. Les sens de Lusana fonctionnent à peine. La cagoule qu’on lui a passée sur la tête le plonge dans le noir absolu, le laisse désorienté, et ses liens qui empêchent le sang de circuler l’engourdissent.

  Son dernier souvenir est l’image du visage souriant du chef pilote dans le bar des premières classes, à l’aéroport. Les quelques pensées lucides qu’il a eues depuis reviennent toutes à cette même image.

— Je suis le capitaine Mutaapo, lui a dit le pilote, un homme grand et mince. (C’est déjà un quinquagénaire, noir et aux cheveux rares, mais le sourire le fait paraître plus jeune, il porte l’uniforme vert bouteille des BEZA-Mozambique Airlines, avec toute une végétation de galons dorés sur les manches.) Un représentant de mon gouvernement m’a recommandé de vous piloter à bon port, monsieur Lusana.

— Il fallait évidemment prendre des précautions pour entrer aux Etats-Unis, a répondu Lusana, mais je doute sérieusement de courir le moindre danger au moment de partir et environné de touristes américains.

— N’importe, mon général, vous êtes sous ma responsabilité, comme les cent cinquante et un autres passagers. Je dois vous demander si vous prévoyez quelque problème qui pourrait mettre des vies en danger.

— Aucun, Capitaine, je peux vous l’assurer.

— Bien. (Le sourire de Mutaapo découvre des dents éclatantes.) Alors, trinquons à un voyage confortable et calme. Qu’aimeriez-vous boire, mon général ?

— Un Martini, tout ce qu’il y a de sec, avec un zeste. Merci.

  « Pure stupidité », se dit Lusana pendant que le camion cahote en traversant une voie de chemin de fer. Il s’est rappelé trop tard que les pilotes des lignes commerciales n’ont pas le droit de boire d’alcool pendant les vingt-quatre heures qui précèdent leur départ. Il a compris trop tard que son Martini avait été drogué. Le sourire du faux capitaine pilote s’est figé sous son regard avant de s’estomper et de s’évanouir dans le néant.

  Lusana est incapable de savoir l’heure qu’il est. Il lui est impossible de savoir qu’il a été constamment maintenu dans un état de léthargie par de fréquentes piqûres de sédatif. Des visages inconnus apparaissaient et reparaissaient lorsqu’on lui enlevait temporairement sa cagoule, leurs traits flottant dans une brume éthérée avant que l’obscurité ne se fasse de nouveau.

  Le camion freine, fait halte, et Lusana entend des voix étouffées. Puis le chauffeur passe les vitesses et avance pour s’arrêter un peu plus loin.

  Lusana entend qu’on ouvre les portes arrière ; il sent deux mains rudes qui le saisissent et transportent son corps engourdi sur une sorte de plan incliné. Des sons étranges viennent de l’obscurité. Un coup de sirène au loin. Des heurts de métal, comme si l’on ouvrait et claquait des portes d’acier. Il discerne aussi des odeurs de peinture fraîche et d’huile.

On le dépose sans cérémonie sur un plancher aussi dur que celui du camion, et on le laisse là pendant que ses porteurs se mettent hors de portée d’oreille. Il sent ensuite que l’on coupe ses liens. Puis on lui retire sa cagoule. La seule lumière vient d’une ampoule rouge fixée à un mur.

  Lusana reste immobile une bonne minute, pendant que la circulation se rétablit lentement dans ses membres douloureux. Il cligne, puis il écarquille les yeux. Il lui semble être sur le pont d’un navire. La lueur rouge révèle une barre à roue et une vaste console piquetée de lumières multicolores qui se reflètent dans une longue suite de fenêtres carrées encastrées dans trois murs gris.

  Au-dessus de Lusana, tenant encore la cagoule dans sa main, il y a un homme de la taille d’une montagne. Pour Lusana, toujours étendu sur le pont, l’homme apparaît en perspective déformée comme un géant qui laisse tomber son regard sur lui et qui sourit. Lusana ne s’y trompe pas un instant. Il sait fort bien que les tueurs les plus endurcis ont généralement un sourire angélique avant de couper la gorge de leurs victimes. Et pourtant, le visage de cet homme paraît curieusement dénué d’intentions meurtrières. Au contraire, il exprime une sorte de curiosité détachée.

— C’est vous Hiram Lusana. (La caverneuse voix de basse se répercute contre les blindages d’acier.)

— C’est moi, en effet, répond Lusana d’une voix enrouée.

  Sa voix lui semble étrange. Il y a quatre jours qu’il n’a pas prononcé un mot.

— Vous n’avez pas idée de l’impatience où j’étais de vous rencontrer, dit le géant.

— Qui êtes-vous ?

— Le nom de Fawkes vous dit-il quelque chose ?

— Je devrais le connaître ? demande Lusana décidé à ne pas se laisser intimider.

— Aaah ! c’est vraiment la pire chose d’oublier le nom des gens que l’on a assassinés.

  Le souvenir commence à revenir à l’esprit de Lusana.

— Fawkes… le raid de la ferme des Fawkes, dans le Natal.

— Ma femme et mes enfants abattus. Ma maison incendiée. Vous avez même massacré mes ouvriers. Des familles entières, qui avaient la même peau que la vôtre.

— Fawkes… vous êtes Fawkes, répète Lusana, son esprit embrumé cherchant à se retrouver.

— Je sais sans l’ombre d’un doute que cette boucherie a été perpétrée par l’A.R.A., reprend Fawkes d’une voix qui se fait plus dure. C’étaient vos hommes ; c’est vous qui avez donné les ordres.

— Je n’y suis pour rien.

  La brume se dissipe dans l’esprit de Lusana, et il commence à retrouver l’équilibre, intérieurement au moins, car ses bras et ses jambes refusent encore de lui obéir.

— Je suis navré de ce qui est arrivé à votre famille, reprend-il. Un horrible bain de sang qui n’avait ni rime ni raison. Mais il vous faudra chercher ailleurs ceux qui en sont responsables. Mes hommes sont innocents.

— Oui, vos dénégations étaient à prévoir.

— Qu’avez-vous l’intention de faire de moi ? demande Lusana d’une voix qui ne tremble pas.

  Fawkes regarde au loin par les vitres de la passerelle. Il fait nuit noire, et un léger crachin embue les vitres. Il a une étrange tristesse dans le regard et se tourne vers Lusana.

— Nous allons, vous et moi faire un petit voyage, un voyage du genre aller simple, dit-il doucement.

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